Leurs origines familiales n’avaient pas suffi à protéger Alain Finkielkraut ou Eric Zemmour des accusations les plus violentes et les plus saugrenues. En dépit de son immense talent de romancier et de sa totale allergie à tout engagement, notamment politique, Michel Houellebecq est depuis peu désigné par la grande famille des gens comme il faut à la vindicte publique. Tous trois ont rejoint sur la liste noire des infréquentables Richard Millet, Renaud Camus, Alain de Benoist, Elisabeth Lévy ou Ivan Rioufol. Philippe Tesson avait jusqu’à présent échappé à la vigilance des chasseurs de sorcières. Il devait ce privilège aussi bien à la singularité de son parcours qu’à celle de sa personnalité.
Journaliste, et rien d’autre que journaliste, Tesson bénéficiait du réseau de connaissances et d’amitiés qu’il a tissé au long de plus d’un demi-siècle d’une vie entièrement consacrée à sa profession. Il est peu de « grandes plumes » contemporaines qui n’aient débuté ou transité par le légendaire Combat ou par Le Quotidien de Paris, les deux journaux dont il fut le rédacteur en chef, le directeur et l’animateur entre 1960 et 1994. Il n’est aucun connaisseur de la presse écrite qui ne garde la nostalgie du climat de liberté, de diversité, d’attachement au pluralisme de l’expression et de la pensée qui firent, tant qu’il en fut l’âme et le patron, l’originalité de ces deux titres. Les centaines de milliers de bonnes gens qui les regardaient de loin, je veux dire sans les acheter, n’en déplorèrent pas moins, et le plus sincèrement du monde, leur disparition. Ainsi va la vie.
Redevenu simple pigiste dans des journaux qui ne lui appartenaient pas, Philippe Tesson n’a cessé depuis vingt ans, sans jamais manifester la moindre amertume, d’y déployer, comme sur les plateaux de télévision ou de radio où il est régulièrement invité, une inlassable activité. Acrobatique funambule, impulsif, incisif, léger, charmeur, spirituel, mais surtout, mais d’abord, mais avant tout inclassable et indépendant, il restait l’inlassable danseur de corde de l’actualité à qui l’on pardonnait tout, bien que, de notoriété publique, il fût considéré comme un homme « de droite ». Ses rides d’expression et son regard pétillant avaient accentué sa saisissante ressemblance avec Voltaire. Il est de pires références. L’âge venu, du moins s’il faut en croire l’état-civil auquel il ne cessait d’apporter le plus insolent et le plus quotidien des démentis, il faisait figure de saint patron d’un journalisme à l’ancienne où l’on mettait du style non seulement dans ses écrits mais dans sa vie.
L’immunité de Philippe Tesson a pris fin le 13 janvier 2015, lorsque, sur Europe 1, dans le cours d’un débat qui tournait autour des légères infractions à l’ordre public commises ces derniers temps par des fans de Mahomet, il s’est emporté jusqu’à dire : « Ce ne sont pas les musulmans qui amènent la merde ? » Interrogation apparemment scandaleuse dans un pays où il est bien entendu qu’il n’existe aucun lien entre les musulmans et l’islam, entre l’islam et les islamistes, entre les islamistes et le terrorisme, entre le terrorisme et l’assassinat de dix-sept innocents.
Certes, en d’autres temps, et sous d’autres climats, une telle assertion aurait seulement relancé la discussion. Tel aurait pu approuver totalement, tel autre contester absolument, un troisième faire valoir que si tous les terroristes sont musulmans, tous les musulmans ne sont pas terroristes… Nous n’en sommes plus là. À peine l’émission terminée, un quidam outré portait plainte (!), de bonnes âmes sommaient la radio de la rue François 1er et Le Point d’interdire le fautif de plume et de parole, le Conseil supérieur de l’audiovisuel était saisi, et le Parquet, enfin, ouvrait une enquête préliminaire pour « incitation à la haine raciale », une imputation doublement étonnante.
Il est en effet pour le moins surprenant, dans un contexte où l’on nous affirme constamment que le concept de race est une invention du racisme, que des magistrats, confondant race et religion, semblent considérer que les musulmans ont une morphologie ou une couleur particulières.
Il est surtout choquant que le cadre de la liberté d’expression, menacée par des tueurs fanatiques, mais garantie par la Déclaration des droits de l’homme, la Constitution, la loi, solennellement réaffirmée par le président de la République, ne cesse dans les faits de se rétrécir. Des propos comme celui de Philippe Tesson, tenus journellement dans le privé, à tort ou à raison, par des millions de Français, doivent-ils être attaqués, poursuivis et éventuellement condamnés par la justice ? Tout est possible quand Arno Klarsfeld, pour avoir énoncé la triste évidence d’un nouvel antisémitisme, se voit accuser d’avoir porté atteinte « à l’honneur et à la considération de la jeunesse des banlieues ».
La France qu’on nous fabrique au nom de la paix sociale serait-elle ce pays où, pourvu que l’on ne parle « ni de l’autorité ni de la politique ni de la morale ni des gens en place ni de personne qui tienne à quelque chose, on peut tout imprimer sous l’inspection de deux ou trois censeurs » ? Rien n’aurait donc changé depuis Le Mariage de Figaro ?
Il est évidemment plus facile de réprimer les libres propos d’un homme libre que d’empêcher des massacreurs de transformer une salle de rédaction en boucherie.
Dominique Jamet